« Élaborer une forme au sein du chaos n’est pas sans rapport avec le fredon de l’enfant (la ritournelle) dans l’obscurité menaçante : ça évite de paniquer, de perdre pied, de devenir fou… D’où peut-être mon côté rigoriste au plan de la structure, du bâti, et le côté très « littéraire » de mon écriture : je ne donne pas acte à la prose du monde, je la travaille au corps, en un sens je la combats. Je suis (…) très sensible à la notion de « territoire sonore », notamment parce que c’est un territoire de poche ! (…) Et c’est un territoire sans murs, sans frontières matérielles. C’est singulier, mais c’est poreux. Donc, en effet, ça ouvre, ça accompagne (en déplacement). Une permanence de soi dans l’impermanence du point de vue, de l’angle d’attaque, de l’agencement d’énonciation. (…) Je n’écris pas pour être reconnu, mais pour connaître. (…) Je ne fais que passer, je nomadise. »
Extrait d’un entretien avec Christina Mirjols, in REGISTRES, revue d’études théâtrales, Hors-série «Enzo Cormann, le mouvementeur», Presses de la Sorbonne Nouvelle, Paris, 2010, 206 p.
Enzo Cormann est né en 1953. Il réside actuellement à Saillans, dans la Drôme (France). Écrivain, metteur en scène, jazz poet, enseignant… il est l’auteur d’une trentaine de pièces de théâtres et de textes destinés à la scène musicale, traduits et joués dans de nombreux pays. En France, la plupart de ses pièces sont publiées aux Éditions de Minuit. Plusieurs disques témoignent de son travail jazzistique, et particulièrement en compagnie du saxophoniste Jean-Marc Padovani, avec lequel il conduit l’aventure scénique et le label « la Grande Ritournelle ». Également romancier, il a récemment publié un tryptique romanesque aux Éditions Gallimard : « Le testament de Vénus » (2006), « Surfaces sensibles » (2007), « Vita Nova Jazz » (2011). Maître de conférences, il enseigne à l’Ecole Nationale Supérieure des Arts et Techniques du Théâtre (ENSATT), à Lyon, au sein de laquelle il dirige le département Écriture Dramatique.
Théâtrographie
1983 / Credo; première création en 1983, Théatre de l’Athénée, Paris ; publié chez Éditions de Minuit, 1982
1984 / Le rôdeur; première création en 1984 Théatre 13, Paris ; publié chez Éditions de Minuit, 1982Rěves de Kafka,publié chez Avant-Scène n° 755 Corps perdus, Ké voï ? Avant-Scène n° 777.
1986 / Le roman prométhée, publié chez éditions Papiers/Actes Sud, Paris 1986. (épuisé)
1989 / Berlin, ton danseur est la mort; première création en 1989,Sarrebrück ; publié chez Editions Théâtrales, Paris, 1994
1984 / Noises; première création en 1984, Théâtre Ouvert, Paris ; publié chez Théâtre Ouvert, Paris 1984
1987 / Cabale; première création en 1987, Stadtheater Cologne RFA
1985 / Exils; première création en 1985 Théatre de la Bastille, Paris ; publié chez Avant-Scène n° 755 1985 / H.P. (pièce radiophonique) France Culture, 1985.
1986 / Thérèse desqueyroux, d’après François Mauriac; première création en 1986, Théatre National de Strasbourg.
1985 / Corps perdus; première création en 1985, Maison de la Culture du Havre; publié chez Avant-Scène n° 770. 1986 / Sang et eau; première création 1986, Théatre de l’Ouest Lyonnais; publié chez Éditions de Minuit, 1986
1987 / W.F., d’après William Faulkner; première création en 1987, Théâtre des Ateliers, Lyon.
1987 / Palais Mascotte; première création en 1988, Théâtre de la Ville / Théâtre de la Bastille, Paris ; publié chez éditions Autrement, Paris 1987. 1989 / Sade, concert d’enfers; première création en 1989, Théâtre de la Tempête, Paris ; publié chez Éditions de Minuit, 1989
1992 / Takiya! Tokaya!; publié chez Éditions de Minuit, 1992.
1992 / Ames sœurs; première création 1996, Espace Kiron, Paris; publié chez Éditions de Minuit, 1992.
1993 / La plaie et le couteau; première création en 1993, Comédie de Caen/ Théâtre de la Chamaille / Avignon; publié chez Éditions de Minuit, 1993.
1992 – 1995 / Le dit de jésus marie joseph; lectures publiques de l’auteur, 1992 – 1995; publié chez Editions Théâtrales (petites pièces d’auteurs), Paris 1998.
1995 / Vortex; première création en 1995, Alès.
1995 / Le dit de l’imparfaite, France Culture.
1995 / Diktat; première création en 1995, Festival d’Avignon / France Culture 95 ; publié chez Éditions de Minuit, 1995
1997 / Toujours l’orage; première création en 1997 Théâtre de la Tempête, Paris; Théâtre Garonne, Toulouse; publié chez Éditions de Minuit.
1998 / Le bousier, (tournées des prisons françaises et théâtres associés).
1998 / Ils sont deux désormais sur cette terre immense, pour Amnesty International; première présentation publique en 1998, Théâtre de l’Odéon, Paris; publié chez Amnesty/Actes Sud.
1998 / Je m’appelle; publié chez Éditions de Minuit, 2008. Répétition publique, impromptu pour 13 acteurs
2000 / Ensatt; première création en 2001, La Rampe, Grenoble
2003 / Cairn; première création: Théâtre des Célestins de Lyon, Théâtre de la Commune à Aubervilliers; publié chez Éditions de Minuit 2003
2003 / Mingus, Cuernavaca, publié chez Editions Rouge Profond, octobre 2003.
2004 / La révolte des anges; première création en 2004, Théâtre National de la Colline, Paris; publié chez Éditions de Minuit, 2004.
2006 / L’autre; première création en 2007, Théâtre National de la Colline, Paris; publié chez Éditions de Minuit, 2006. Room service, in « Le jeu d’histoires libres », avec Fabrice Melquiot et Pauline
2009 / Sales, publié chez L’Arche éditeur, Paris 2009.
2009 / Moleskine, in « L’argent », L’avant-scène théâtre – La Comédie-Française, publié chez coll. Les Petites Formes de la Comédie-Française, Paris, 2009
2010 / Le dit de l’impétrance; première création en 2010 Maison de l’Arbre
2012 / Bluff; première création en 2011, CDN Angers et CDR Vire et Colmar ; publié chez Solitaires Intempestifs, 2012
2013 / Hors-jeu; publié chez Solitaires Intempestifs, 2013
HORS-JEU
Gérard Smec, 55 ans, ingénieur diplômé, se retrouve au chômage suite au rachat de son entreprise. Inscrit au Job Store (ex ANPE, ex Pôle Emploi…) depuis 2 ans, il est soumis aux lois implicites d’un marché de l’emploi, dans lequel il n’a manifestement plus sa place. Désormais hors-jeu, après trente ans de carrière, Smec prend acte de son effacement de la photographie de groupe de sa classe d’âge.
À l’heure où le taux de chômage européen a passé la barre des 10 % (26 millions de personnes), la pièce, inspirée d’évènements réels — en particulier, de l’assassinat du directeur de l’agence pour l’emploi de Verden (RFA), Klaus Herzberg, par Werner Brauener, chômeur radié —, met en scène les différents degrés de la disqualification sociale comme autant d’étapes vers la catastrophe.
– Extrait –
1. RETOUR
Job Store, bureau directorial. La directrice prend place à son bureau. Janis lui présente un parapheur.
SMEC, à l’assistance, tandis que la directrice signe le courrier. — d’abord il faut que vous m’aidiez moi qui suis mort à prendre la parole
(Temps.)
il était une fois un événement
quelque chose se brise un homme sort du rang
opinion en émoi titre à la une déclarations
sur une chaîne de télévision à l’heure du dîner le président de la république ordonne un train de mesures
je ne tolèrerai plus déclare-t-il
le couple de retraîtés qui dîne d’une blanquette de veau en écoutant le chef de l’État sait en gros de quoi il retourne
mais l’évènement c’est ce qu’on n’attend pas qu’on ne voit pas venir
l’évènement est hors-cadre
(Temps.)
l’évènement dont il est question ce soir-là j’en ai été le protagoniste
j’ai été le type qui fera la une des journaux du lendemaiun
des papiers en page intérieure me peindront en compagnon aimant
collègue affable et compétent voisin sans histoires citoyen lambda
quelques photos médiocres me montreront souriant un peu gauche un peu flou
(Temps.)
Je me souviens d’avoir il y a vingt ans regardé l’objectif et souri
et échangé quelques plaisanteries avec mon ex-femme ou avec son frère
ou avec la femme de son frère qui me photographiaient
ça se passe à Noël à Pâques à la Toussaint ça se passe
l’été en Corse l’hiver au Sénégal
un dimanche après-midi de novembre après un repas trop arrosé
je me souviens d’avoir regardé l’objectif et pensé
peut-être que cette fois-ci oui peut-êtrequ’enfin là peut-être
peut-être la photo finirait-elle par me fournir une sorte de réponse à ces sortes de questions qui squattent nos existences
comment me voyez-vous qu’attendez-vous de moi
suis-je adéquat estimable digne d’être
mais la photo se dérobait montrait
le vide entre les têtes le vide
entre les gens
ma femme son frère ou la femme de son frère photographiaient le vide
ils exhibaient la photo et ils s’extasiaient de ce que ce vide était
criant de vérité
tu as beau être flou on te reconnaît bien
c’est tout toi
(Temps.)
il existe un phénomène que seuls perçoivent ceux qui en sont les victimes
pour une photo de groupe tous les individus qui composent le groupe prennent place devant l’objectif
cependant tous ne figureront pas sur la photographie
ne pas se retrouver sur une photographie pour laquelle on a posé comme tout le monde est déjà en soi une expérience pénible
mais il est plus pénible encore de s’entendre contester le fait par ceux qui y figurent
évidemment que tu es sur la photo puisque tu as posé comme nous
non seulement celui qui ne figure pas sur la photo de groupe n’y figure effectivement pas
mais son absence elle-même n’est pas reconnue
elle n’est même pas admise puisque l’intéressé a posé en compagnie de tous les autres membres du groupe qui eux y figurent bel et bien
les individus qui ne figurent pas sur les photos de groupe ne sont pas seulement invisibles mais fautifs
vaguement scandaleux
tout leur tort est de croire qu’ils sont comme ils sont à savoir invisibles
quand les autres décrètent qu’ils sont comme on doit être
à savoir comme tout le monde
à savoir comme eux-mêmes à savoir dans le cadre
(Temps. Janis sort, emportant le parapheur.)
combien vaut un homme
un homme digne de ce nom
à chaque fin de mois ma fiche de paye apportait sa réponse chiffrée indéchiffrable
brut et net primes et retenues
quel est le prix d’une vie
de ma vie
questions stupides inconvenantes infantiles
questionnement vain puisque de toute façon
quelle que soit la question vous n’obtenez jamais de réponse
2. SITUATION
Même lieu.
MANAGER. — désolée pas le temps voyez votre coach
SMEC. — le coach prétend qu’il ne fait qu’appliquer les consignes
je vous cite les termes
je demande qui donne les consignes
il me répond le management puis il regarde l’écran
il joue de la souris il hoche la tête il fait des bruits avec la bouche
MANAGER. — quel est le problème
SMEC. — vous l’avez devant vous Madame le manager
manifestement le monde n’a pas d’autre problème que moi
le monde irait parfaitement s’il n’y avait le dénommé Gérard Smec pour le rendre problématique
MANAGER. — vous a-t-on jamais rien dit de tel Monsieur Smec
SMEC. — on me l’a très clairement laissé entendre
MANAGER. — quelqu’un du Job Store
SMEC. — je ne me plains pas des employés du Job Store Madame la directrice
mais de ma situation
MANAGER. — vous n’êtes pas seulement spectateur de votre situation Monsieur Smec
SMEC. — tous acteurs tous responsables je connais le refrain
par ailleurs cette situation aberrante perturbe gravement l’ingénieur diplômé en a+b=c
pas au point cependant de lui faire croire au Père Noël
ou à l’existence d’emplois vacants
MANAGER. — vous êtes pourtant demandeur d’emploi Monsieur Smec
SMEC. — moi tout ce que je vois c’est que je suis chômeur
MANAGER. — mais vous souhaitez retrouver du travail n’est-ce pas
SMEC. — quand j’étais gosse je souhaitais devenir champion du monde
je ne me souviens plus de quel sport
j’ai perdu mon emploi il y a deux ans lors du rachat de France Systèmes par Machine Man
ingénieur diplômé service du développement je donnais pleine satisfaction
mais l’actionnaire lui croit toujours au Père Noël
il veut du 15% par an si possible le double
je connais des salariés actionnaires qui vont finir par exiger leur propre licenciement
MANAGER. — nous nous éloignons du sujet Monsieur Smec
SMEC. — malheureusement pas Madame la directrice
car c’est à la très grande satisfaction de l’actionnaire
et du Père Noël
que l’ingénieur diplômé a été dégraissé
…